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Plume d'Apolline
13 mars 2014

PEN BRON 1964

 

Il y a un cimetière mystérieux avec des tombes d’enfants, là bas sur le chemin des marais.

Et puis des petits os et des petites crottes rondes dans l’herbe… sûrement les restes des enfants assassinés par les geôlières avec leurs ‘mouettes‘ en coton blanc amidonné, enserrant leurs têtes sévères et leurs longues robes noires qui claquent à chacun de leurs pas.

Il y a les messes matinales, à jeun… et Jésus le fruit de vos entrailles.

Mais aussi des draps séchés à plat sur les chardons, qui dans le lit, sentent le soleil et le sable, mais, piquent sournoisement les jambes dénudées par la chemise de nuit rugueuse et trop courte.

Il y a les grandes marées qui elles aussi vomissent le fruit de leurs entrailles et recouvrent la plage jusqu'aux chevalets de fer et de béton – sentinelles grises qui veillent jour et nuit sur cet ailleurs où je suis enfermée.

Il y a les bains glacés dans cette mer étrange.

Et il y a les odeurs d'iode et de vase qui se fracassent à mi-chemin entre le grand large et le grand mystère marécageux.

Et la gymnastique corrective – très corrective- des heures, les bras en croix, suspendue à l'espalier !

Il y a l’abbé affectueux - très affectueux – qui préfère me confesser dans la sacristie, en me caressant les fesses tout en marmonnant des mots incompréhensibles, chargés de son haleine fétide.

Les parents absents, trop absents.

Il y a le dortoir, où les plus grandes me font toucher leurs pubis soyeux dans le noir.

Il y a aussi ces couples étranges sur la plage, qui s’embrassent à pleine bouche, qui rient à gorge déployée, qui courent dans les vagues et baissent leurs culottes pour offrir leur cul à la mer.

Mon père est mort.

J’ai trouvé la lettre sur le bureau de Sœur Lucie, je l’ai dérobée et lue. Puis je l'ai remise à sa place.

«Ma Sœur,

Mon mari est décédé… il faut l’annoncer en douceur à ma fille.»

Dorénavant, ce seront mes rêves, qui la nuit deviendront MA REALITE, les jours sont des cauchemars dont je ne peux m'échapper.

Je suis devenue muette et un énorme herpès me défigure.

Sœur Lucie me dit : Dieu a rappelé ton père à lui. Tu ne dois pas pleurer.

Je ne pleure pas. Je fais pipi au lit.

J’ai volé des bonbons et un ballon dans le bureau de la Mère Supérieure.

J’ai mangé les bonbons et caché le ballon dans le sable du petit cimetière pour que les enfants jouent et pleurent avec moi.

 

 

Janine MARTIN-SACRISTE

Janvier 2009

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Commentaires
J
Le propos, éminemment bouleversant, s'ouvre et se referme sur une même vision : celle de ce cimetière d'enfants qui renvoie lui-même au titre en forme de pierre tombale. 1964 signale une mort, mort journalière, celle de l'enfance.<br /> <br /> <br /> <br /> Le texte s'articule en deux parties.<br /> <br /> <br /> <br /> La première partie (du début à "… pour offrir son cul à la mer .") est d'ordre descriptif. La litanie des "Il y a" rétrécit graduellement la perspective, du cadre général à la situation particulière de la locutrice. L'emprisonnement est double : à celui du lieu ("grandes marées", "sentinelles grises") s'ajoute celui de la religion ("geôlières", "amidonné", "sévères", "longues robes noires qui claquent", "je suis enfermée", "les bras en croix"). Cette incarcération duelle s'incarne dans la personnification "vomissent le fruit de vos entrailles", image du dégoût éprouvé par la locutrice envers un christianisme dont la rigidité inhumaine ("gymnastique - très corrective -", "suspendue à l'espalier") cache, chez certains de ceux qui l'imposent, des dépravations sexuelles abjectes envers les mineurs dont ils ont la charge ("très affectueux", "en me caressant les fesses") en l'absence insoluble des parents ("trop absents"). Monde dans lequel le rapport des enfants à leur propre corps, à leur propre liberté de grandir, de s'épanouir, d'appréhender le monde qui les entoure, se trouve - entre abus de toutes sortes, paroles lénifiantes, enfermement, soulèvement des interdits et crudité du vécu - dévoyé, dénaturé, détruit.<br /> <br /> <br /> <br /> La seconde partie (de "Mon père est mort" à la fin) est d'ordre narratif. Elle nous fait entrer dans la vie personnelle de la locutrice. Le passage de la première à la seconde partie, brutal, nous conduit, d'un coup, de l'image de la sexualité à celle de la mort. Dans ce monde du secret et du silence, dans cette existence à la fois opprimante par les actes et lénifiante par un message de résignation qui vous force au refus de cette vie au profit d'une autre toute hypothétique, l'enfant use de subterfuges pour savoir si elle va se sortir de ce piège qui la broie. Le père et la mère, quelles que soient les raisons qui les ont amenés à abandonner l'enfant, constituent ses points d'appuis premiers. La mort du père, dans ce contexte, ne peut apparaître que comme une désertion supplémentaire qui l'éloignera un peu plus d'un hypothétique retour. L'expression de la douleur la plus élémentaire est interdite à la locutrice ("Tu ne dois pas pleurer."). Il lui faudra se contenter, comme consolation, du misérable euphémisme ("Dieu a rappelé ton père à lui."). Les grandes douleurs étant muettes ("Je ne pleure pas."), le corps se charge de porter les stigmates d'un traumatisme que la parole n'est plus en état d'exprimer ("un énorme herpès me défigure.", "Je fais pipi au lit").<br /> <br /> <br /> <br /> "Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri." (René Char)
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